Quand l’urgence vient du passé

Quand l’urgence vient du passé
François Ansermet

L’urgence implique le temps. Il y a l’urgence présente, celle par exemple du traumatisme qui fait irruption, qui fige le temps. Il y a celle au futur, révélée par l’oracle, qui dit ce qui sera. Avec l’urgence de le maîtriser, tel Œdipe qui a voulu échapper à la prédiction de l’oracle : comme on le sait, en pensant la fuir, il l’a accomplie. Mais il y a aussi une urgence issue du passé : celle de la prédiction génétique qui, contrairement à l’oracle, dit d’abord ce qui était, ce qui s’est transmis et ce qui va s’accomplir. Le passé n’est plus derrière : il vient devant soi ; d’où l’effroi, un « point panique [1] » auquel, paradoxalement, on peut de moins en moins échapper au fur et à mesure des développements des biotechnologies [2].

Face aux possibilités de la prédiction génétique, y a-t-il urgence de savoir ou au contraire de ne pas savoir ? Ceux qui pourraient être porteur du gène de la chorée de Huntington vont ils faire le test qui le leur révélera ? De même pour un cancer du sein, de l’ovaire ou du colon, s’il y a une détermination génétique familiale ?  

D’une façon plus large, maintenant que c’est accessible, va-t-on séquencer son génome pour savoir quel passé on porte en soi, qui menace notre futur ? Veut-on vraiment savoir ? Ou va-t-on choisir de ne pas savoir ?

On retrouve ces mêmes questions à propos du lien, aujourd’hui possible, entre procréation et prédiction. Va-t-on faire un bilan génétique préconceptionnel ? Un diagnostic pré-implantatoire ? Ou une évaluation prénatale, avec le dilemme d’interrompre la grossesse ?

La prédiction s’est établit comme une perspective de maîtrise, où se révèle en même temps à quel point on ne maîtrise rien. Comme me le disait un enfant de huit ans atteint d’une cécité par le fait d’une maladie génétique récessive : « vous savez, la génétique, c’est du pur hasard. » Pourquoi est-ce sur lui que tombe la maladie ? Pourquoi ses parents étaient-ils porteurs ? Depuis quand ces gènes ont-ils pénétré les générations ? Pourquoi ses parents se sont choisis, sans rien savoir de tout cela ? Que des questions sans réponses.

Qu’un individu soit touché par une prédiction issue du passé, ne préjuge rien du sujet qui va s’en déduire. Ceci d’autant plus que toute prédiction dévoile aussi l’infini de ce qui ne peut être prédit. Quoi qu’il en soit, comme le dit Lacan, « de notre position de sujet, nous sommes toujours responsables [3] ». Comment se faire responsable de son génome ? Telle est la vraie question, par-delà la série des pourquoi. Tout ne peut pas être ramené au passé. L’enjeu est que l’origine puisse se rejouer dans un devenir à maintenir ouvert. Tel est le pari de la psychanalyse face à l’urgence qui vient du passé, telle est l’urgence de l’acte analytique au-delà de toute prédiction.

[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-1959, La Martinière/Champ Freudien, Paris 2013, p. 108.

[2] Ansermet F, Giacobino A. « Paniques biotechnologiques », La cause du désir, Navarin, Paris, 2016, 39, 55-62.

[3] Lacan J., « La science et la vérité », in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 858.